Paul Chaudet et l’affaire des Mirage

Pour fêter ses 150 ans d’existence le 29 octobre 1966, le Cercle littéraire et de commerce peut compter sur la présence d’un invité de marque en la personne de Paul Chaudet. Ce fils de vigneron, né le 17 novembre 1904 à Rivaz, occupe encore à ce moment-là la place de Conseiller fédéral. Après avoir marché dans les traces professionnelles de ses parents, Paul Chaudet est entré au parti radical dans les années 1930. Il est élu syndic de Rivaz en 1937. Exerçant la fonction de porte-parole et de représentant du monde viticole vaudois, sa carrière politique va le conduire du Grand Conseil de son canton (1937-1942) et, dans l’enchaînement, au Conseil national (1943-1954). Il accède également au Conseil d’Etat vaudois où il fonctionne de 1946 à 1954.  Il se trouve à la tête du Département de justice et police puis, dès 1948, de celui de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. En 1951, il fait son entrée au conseil de la Banque nationale suisse avant d’accéder au comité en 1954. C’est durant cette même année qu’il prend la succession de Rodolphe Rubattel au Conseil fédéral où il se retrouve à la tête du Département militaire fédéral. Il présidera par deux fois la Confédération, en 1959 et 1962. Dans son département, il œuvrera à la modernisation de l’armée tout mettant en avant son rôle de gardienne des valeurs traditionnelles.

Lorsqu’il vient honorer de sa présence les 150 ans du Cercle, Paul Chaudet se trouve au cœur de la tourmente. L’affaire dite des Mirage, scandale politique qui a éclaté en été 1964, l’a placé dans une situation très inconfortable. Dans son discours, que nous avons retrouvé dans les archives du Cercle dans un état de dégradation avancé et qui a été retranscrit (voir la rubrique Sources) afin d’être préservé, Paul Chaudet se dit « beaucoup touché » d’avoir été invité mais ne fait que peu allusion à l’affaire des Mirage. Il se demande ce qui lui a valu l’honneur d’être invité. Il évoque sa qualité de Conseiller fédéral et ajoute : « Je ne peux m’empêcher d’oublier le rôle si controversé de Chef du Département militaire. Et c’est pourquoi je suis reconnaissant d’être associé à une fête qui a le mérite de souligner la valeur d’un idéal et la continuité d’un effort ». Savait-il à ce moment-là qu’il était en train de vivre ses derniers jours de Conseiller fédéral ? Une chose est sûre, il finira, moins d’un mois après avoir prononcé son discours dans les locaux du Cercle à la Rue St-Pierre 24, par céder aux pressions de son propre parti et par démissionner le 28 novembre 1966. Et une autre chose s’avère certaine, c’est que le Président du Cercle, Henri Bardy, ne s’y attendait pour sa part pas du tout si l’on en juge par le passage de son discours – discours que l’on peut retrouver dans la rubrique Sources – où il fait l’éloge de son illustre invité : « Le brillant succès que vous avez remporté, le mois dernier, au Conseil National, à l’occasion du débat sur la nouvelle conception de notre défense nationale est venu une fois de plus confirmer la confiance méritée dont vous jouissez auprès de nos parlementaires, grâce à votre droiture, à votre courtoisie et à cette ténacité courageuse qui font de vous un homme d’Etat digne de ce nom. »

Le Cercle réagira immédiatement à l’annonce de la démission du Conseiller fédéral en envoyant à Paul Chaudet le 1er décembre 1966 une lettre signée de son président, Henri Bardy, lettre que nous reproduisons ci-dessous :

« Fribourg, le 1er décembre 1966

Monsieur le Conseiller fédéral,

Survenant peu de jours après les fêtes qui ont marqué le cent-cinquantenaire de la fondation de notre Société – fêtes auxquelles votre présence a conféré un éclat tout particulier – l’annonce de votre démission a provoqué dans nos milieux une véritable consternation.

La procédure insolite adoptée pour forcer votre décision rend particulièrement odieuse la manœuvre des quelques parlementaires qui s’y sont prêtés. Leur comportement sera sévèrement jugé par la grande majorité des citoyens de ce pays pour qui vous demeurez le symbole de la droiture, du courage et du dévouement désintéressé. En présence de tels agissements, il ne faut plus s’étonner de la désaffection croissante de la jeunesse à l’égard de la gestion des affaires publiques.

En vous assurant de notre attachement et de la profonde estime en laquelle nous vous tenons, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Conseiller fédéral, nos hommages très respectueux.

CERCLE LITTERAIRE ET DE COMMERCE

Le Président :

Henri Bardy

Nous nous permettons de vous offrir ci-joint quelques photographies en souvenir des fêtes qui ont marqué le cent-cinquantenaire de la fondation de notre Société. »

Paul Chaudet, 2e depuis la gauche, lors du déjeuner officiel au Gambrinus

Comme on le voit, le Cercle apporte son soutien le plus total à son illustre invité. Nous n’avons malheureusement pas pu trouver de trace de la réponse que Paul Chaudet n’a sans nul doute pas manqué d’adresser. Après sa démission, celui-ci œuvrera pour différents organismes dans le monde, dont la FAO (organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) et Enfants du Monde. On le retrouvera également dans des conseils d’administration de plusieurs sociétés, dont notamment la Banque Populaire Suisse dont il assurera la présidence de 1974 à sa mort survenue à Lausanne en 1977. Une banque dans laquelle, soit dit en passant, ont travaillé plusieurs membres du Cercle.

Cet épisode a placé le Cercle au cœur de l’Histoire. L’occasion pour nous de revenir sur cet épisode marquant de notre histoire nationale pour essayer aussi de mieux comprendre le sens des mots de la lettre ci-dessus.

Tout a commencé très tranquillement le 21 juin 1961 lorsque le Conseil des Etats suit le Conseil national qui avait accepté, en date du 8 juin, un crédit de 870 millions de francs en vue de l’acquisition de 100 avions de combat français Mirage III. La Guerre froide fait rage. Cette même année voit John Fitzgerald Kennedy devenir Président des Etats-Unis. On assiste également au célèbre débarquement de la Baie des Cochons à Cuba où des Cubains anticastristes soutenus et armés par la CIA tentent en vain de renverser Fidel Castro. La construction du Mur de Berlin va commencer quelques semaines après le vote de ce crédit et l’on ne parle pas encore de détente, loin s’en faut. Notre pays ressent donc clairement le besoin de pouvoir disposer d’une aviation moderne. Et en dépit du montant extrêmement élevé pour l’époque du crédit demandé, ce projet n’a quasiment pas rencontré d’opposition que ce soit au Conseil national ou au Conseil des Etats.

Il s’avère cependant très rapidement que l’on n’a pas saisi toute la complexité de l’acquisition de ce nouvel avion. La technologie extrêmement pointue des systèmes dont notre armée souhaitait se porter acquéreur ainsi que le manque de transparence de l’organisation du projet vont poser problème. En fonction des souhaits de modification émis par notre pays qui souhaite pouvoir disposer d’appareils polyvalents capables d’effectuer des missions variées, la production sous licence va se révéler extrêmement délicate. Tout cela va entraîner une explosion des coûts, ce d’autant plus que les offices responsables ont pris certaines décisions en outrepassant largement leurs compétences. Des cadres supérieurs voulaient même que les nouveaux avions helvétiques puissent être équipés d’armes nucléaires !

Cette explosion des coûts va être vertement critiquée par le Conseiller fédéral socialiste Willy Spühler lorsque Paul Chaudet met ses collègues du gouvernement au courant. Nous sommes en février 1964 lorsque le radical vaudois, comme nous l’apprennent les Documents Diplomatiques Suisses, déclare à ses collègues : « Il s’agit d’une affaire très pénible, qui me cause beaucoup de soucis depuis un moment ». Et qui n’a pas fini de lui en causer serions-nous tentés d’ajouter.

En effet, dans un message daté du 24 avril 1964, le Conseil fédéral se voit dans l’obligation de demander au Parlement un crédit additionnel de 356 millions auxquels vont s’ajouter 220 millions pour le renchérissement. Etant donné que, dans son message de 1961 en vue de l’obtention des crédits, le Conseil fédéral avait évoqué la nécessité d’opérer des « adaptations techniques mineures », la pilule passe très mal. Le Parlement a la très désagréable impression de s’être fait gruger. Il va donc assez logiquement refuser d’entrer en matière sur l’octroi d’un crédit supplémentaire. Pire même, le Conseil national (10 juin), suivi du Conseil des Etats (17 juin) votent tous les deux une motion d’ordre demandant à leur commission militaire de se pencher très attentivement sur la question et de fournir un rapport. Les deux commissions vont décider de collaborer, créant ainsi la première commission d’enquête parlementaire de l’histoire du Parlement helvétique. Celle-ci va se réunir pour la première fois le 19 juin 1964, présidée par le Conseiller national PDC saint-gallois et futur Conseiller fédéral Kurt Furgler. En s’inspirant du modèle du Congrès américain, la commission va procéder à l’audition de 51 personnes et consulter des milliers de documents de l’administration. Elle va travailler rapidement. De ce fait, elle est à même de présenter le 1er septembre 1964 un rapport final sans concession qui s’en prend au Conseil fédéral et à l’administration. Les principaux griefs sont les suivants : mauvaise organisation du calcul des coûts, informations tendancieuses fournies par le Conseil fédéral dans le message de 1961, perfectionnisme coûteux, composition illégale du crédit et report du message demandant le crédit supplémentaire. La commission critique également la conception de la défense aérienne. Elle considère comme problématique la « lutte contre des objectifs terrestres lointains ». Du coup, elle remet en question un élément important qui avait été avancé en faveur du Mirage. La commission propose par conséquent de réduire le nombre d’avions de 100 à 57. Il faut également préciser que l’on est entré en 1962 dans une nouvelle phase de la Guerre froide qu’on appelle la Détente. La commission suggère également des améliorations dans l’organisation du Département militaire fédéral et souhaite renforcer le contrôle parlementaire de l’administration. Les débats sont nourris. Les deux chambres adoptent à une forte majorité les propositions de la commission présidée par Kurt Furgler. Il y a même une proposition faite sans succès au Conseil national de refuser purement et simplement à acquérir ce nouvel avion.

Cette affaire des Mirage va avoir des conséquences importantes aussi bien sur le plan militaire que sur le plan politique. En octobre 1964, le chef de l’aviation, Etienne Primault, est suspendu par le Conseil fédéral. Le chef de l’Etat-major fédéral, Jakob Annasohn, démissionne quant à lui dans la foulée. Paul Chaudet, de son côté, perd la confiance des socialistes dans un premier temps qui tirent contre lui à boulets rouges alors que les élections fédérales d’octobre 1967 se profilent à l’horizon. Puis il est même lâché par son propre parti qui va lui donner une sorte de coup de grâce avec le refus de le présenter au poste de vice-président de la Confédération. Pourtant, le tournus classique en faisait le candidat tout désigné.

Paul Chaudet en tire les conclusions qui s’imposent et présente sa démission le 28 novembre 1966, comme déjà évoqué. Il sera remplacé par le Tessinois Nello Celio. Il ne sera pas lâché par tout le monde comme l’a prouvé la lettre que lui a envoyée le Président du Cercle et comme le montrent les louanges adressées par certains de ses pairs comme le Président de la Confédération de 1967, le Valaisan et pourtant pas radical Roger Bonvin, dont le journal 24 heures rapporte les paroles : « Le meilleur d’entre nous a quitté le Conseil fédéral. Un grand homme d’Etat. Mais l’essentiel est là. Avec lui, il y a une unité de doctrine de l’armée.» Et quelques mois avant sa démission, en septembre 1966, Georges-André Chevallaz, futur Conseiller fédéral radical vaudois, qui était à cette époque Conseiller national et syndic de Lausanne, l’avait également défendu. L’indépendant du 30 septembre 1966 nous prouve que Georges-André Chevallaz soutenait la politique menée par Paul Chaudet et le Conseil fédéral en matière de défense nationale. Le syndic de Lausanne évoque la clarté du message du Conseil fédéral sur la conception de la défense nationale et sur le financement de celle-ci, clarté qui a permis « d’obtenir l’adhésion de la quasi unanimité du Conseil national, rétablissant du même coup une confiance que l’on pouvait craindre ébranlée ». Un résultat obtenu selon le syndic de Lausanne grâce aux « déclarations précises et nettes du Conseiller fédéral Chaudet ». Il conclut en soulignant que le chef du Département militaire fédéral a « courageusement tenu tête » et qu’il « a su tirer leçon d’expériences fâcheuses, avec franchise et avec ténacité. Il conclut en relevant que Paul Chaudet « a su réorganiser son département, lui donner le sens de la prévision et imposer sa volonté de mesure. Il a redressé la situation et rétabli la confiance ». Visiblement l’enthousiasme de Georges-André Chevallaz n’était pas partagé par tout le monde si l’on s’en réfère à la suite des évènements.

Ajoutons pour conclure que, pour qui s’intéresserait de plus près à cette affaire, nous conseillons de visionner l’interview d’une grosse vingtaine de minutes (le son manque au tout début !) que Paul Chaudet a bien voulu accorder au magazine Point de la Télévision suisse romande le 25 mai 1964. Il y évoque la politique menée dans le cadre de cette affaire. On la retrouve sous le lien suivant :

http://www.rts.ch/archives/tv/information/point/3436563-l-affaire-des-mirages.html