La célébration du Centenaire

Dans l’incertitude où l’on était sur la date de fondation, on se préoccupa, dès le début de 1912, de préparer les fêtes du. Centenaire. La commémoration fut fixée au 19 avril 1914. Au banquet officiel participèrent cent vingt-huit convives qui — ô douceur du temps jadis ! — payèrent pour tout écot trois francs et cinquante centimes…

L’immeuble de la rue St-Pierre était pavoisé aux couleurs fédérales, cantonales et communales la grande salle se trouvait fleurie et décorée. Entourant le comité et le conseiller national Lichti, les délégations invitées témoignaient d’une présence amicale. Les Vieux-Radicaux de Genève, le Cercle démocratique de Lausanne, les Jeunes-Radicaux de Berne, le Cercle des Arts et Métiers de Bulle, les délégués de Romont, du Vully, du Cercle des Travailleurs, et bien d’autres, affermissaient par leur présence des liens anciennement noués.

Le toast à la patrie était porté par Arthur Blanc, le petit-fils d’un des premiers et des plus zélés membres du Cercle:

…Nous sommes par tradition et en dépit de tous les sarcasmes un parti d’évolution intellectuelle et de libération ; lorsque je regarde dans les profondeurs du passé, j’y vois nos pères luttant contre toutes les forces d’écrasement et de réaction pour donner à l’individu un peu plus de bien-être, un peu plus de liberté.[1]

Les prémices du grand bouleversement qu’apportera la guerre, trois mois plus tard, se faisaient sentir ; l’orateur exprimait ainsi sa pensée :

Des haines féroces, des préventions irréductibles séparent les peuples de la partie la plus civilisée du globe terrestre ; nous voyons partout l’orgueil, cette fée corruptrice et mauvaise, s’introduire subrepticement dans les âmes et verser son poison mortel dans les meilleurs cœurs.

Mous devons donc continuer d’exalter ce noble sentiment de la patrie pour qu’au moment du danger tous les citoyens de ce pays soient en possession d’une énergie morale adéquate aux grands devoirs qu’exigerait son salut.

Les porte-parole des délégations invitées offraient leurs témoignages. De Genève, l’avocat et ancien député César Hudry apportait cette profession de foi :

A ceux qui savent ainsi poursuivre un idéal, aux citoyens désintéressés qui continuent allègrement leur marche en avant sans s’embarrasser de compromissions honteuses, appartient l’avenir…

Le Dr Winkler, de Berne, exprimait l’admiration qu’il porte à la minorité fribourgeoise :

…l’esprit de sacrifice, la force morale dont elle a su faire preuve même, lorsque systématiquement, on la dépouillait des intérêts matériels auxquels elle pouvait légitimement prétendre.

On célébra le 40ème anniversaire de la Constitution fédérale du 14 avril 1874, « pas décisif dans la voie des conquêtes du droit public moderne ».

Le président du Cercle démocratique de Lausanne, M. Borgeaud, releva qu’à sa connaissance trois Cercles seulement ont passé le cap du centenaire. Il complimente le Cercle littéraire « qui a traversé tant de tourmentes et abrité tant d’hommes de devoir » et relève que « ce sont les époques troublées qui suscitent les plus beaux dévouements ».

Le Gruérien Arnold Desbiolles releva que le drapeau du Cercle littéraire et de commerce flotta toujours à côté de celui du Cercle des Arts et Métiers de Bulle à l’annuel banquet des Rois ; il loua la liberté, le progrès, la démocratie et la justice.

Le président Dr Emmanuel Dupraz, avocat, brossa un historique du Cercle qui est, du même coup, celui du canton. En 1798, la République helvétique venait d’être instaurée. La Chambre administrative devint l’autorité exécutive du canton de Sarine et Broye. Elle était composée de libéraux dont les noms se retrouvent en partie parmi ceux des fondateurs du Cercle. Le principal d’entr’eux est Constantin Blanc, administrateur, de Charmey, premier fondateur inscrit.

On retrouvera des membres du Cercle — Charles Duclos, de Vaulruz, Georges Badoud, de Romont, Jean-Joseph Berger, d’Onnens — seuls démocrates parmi les membres du Conseil d’appel issu de la Constitution du 10 mai 1841, qui vit le rétablissement des privilèges de la naissance, du lieu et de la fortune.

Nous citons le Dr Dupraz : Ce retour à l’oligarchie souleva, cependant, un sourd mécontentement populaire et la valeur des chefs de l’opposition, la force des idées libérales, ne tardèrent pas à en avoir raison : la démocratie était en marche et c’est dans ces circonstances que le Cercle est fondé. La première physionomie du Cercle est marquée par ces chefs aux idées profondément démocratiques et libérales, aux fortes études, à la probité incontestée qui en sont l’esprit ; à côté d’eux nous voyons une foule de citoyens qui s’occupent à gagner leur vie, qui vont à leurs affaires, qui aiment la liberté, le mieux-être, qui veulent une démocratie organisée dans l’ordre et le progrès : je parle des commerçants, des industriels qui, indépendants par situation, sont restés et resteront, jusqu’à ce jour, l’âme et l’ossature de ce Cercle.

Le clergé lui-même a plutôt, à l’époque, des idées démocratiques. Sans contact avec l’aristocratie, il n’hésite pas à paraître ou comme membre, ou comme invité du Cercle. Je cite au hasard : Joye, chanoine, dont les relations très étendues nous valent l’introduction de personnages très importants du dehors. Je continue par Girard, Dom Prieur à Hauterive, Corminboeuf, curé de Neyruz, Suard, aumônier du 8ème Garde Royale, à Progens, le chanoine Camélique, de Gruyères, et tant d’autres. Il serait d’un haut intérêt pour l’historien du canton de Fribourg, de reconstituer la liste de tous les personnages marquants, militaires, professeurs, princes, qui ont passé dans les locaux du Cercle quelques agréables moments. A chaque commotion politique extérieure correspond un flux d’étrangers auxquels le Cercle ouvre gracieusement ses portes.[2]

La guerre des Bâtons éclate le 2 décembre 1830. Les revendications populaires s’affirment. Le 7, le gouvernement cède. L’égalité des citoyens, la déclaration que la souveraineté émane du peuple sont votés sans coup férir. Les suscitateurs du mouvement sont membres du Cercle, ou en sont immédiatement reçus. Il faut citer Tobie Gerbex, d’Estavayer, Louis Moret, de Romont, Pierre Chevalley, d’Attalens, Hubert Charles, de Riaz, Jacques Thalmann, de Planfayon, Jean-Léon Perroud, de Châtel-St-Denis, tous conseillers d’Etat. Il y faut ajouter Joseph Kolly, d’Arconciel, conseiller d’appel, Jacques Reydellet, Grand Sautier, et d’autres encore.

Le Dr Dupraz poursuit : …je vais suivre par les événements qui ont, comme principaux acteurs, des membres du. Cercle. C’est entre les mains de M. Charles, de Rial, Frossard, juge d’appel, Bondallaz, conseiller d’État, Jean Landerset et Noyer, préfet de Morat, que le gouvernement abdique spontanément ses pouvoirs après la capitulation de Fribourg, conclue entre les délégués du gouvernement, MM. Odet, syndic de Fribourg et Musslin, avocat, membres du Cercle, d’une part, et le général Dufour de l’autre. Le procès-verbal de l’assemblée populaire qui désigne le gouvernement provisoire est signé par Louis Villard, aîné, procureur juré, F.-X. Suchet, instituteur, F. Savary, tous membres dit Cercle. Le gouvernement provisoire se compose de Julien Schaller, Léon Pittet, Chatonney, greffier, Robadey, ancien syndic, Wicky, colonel, Broye, président, Castella, avocat, membres du Cercle.

Si tous les hommes politiques libéraux de l’époque font partie du Cercle, les réunions du comité, les assemblées présidées par eux n’ont pas changé de caractère : les protocoles continuent à ne faire mention que du budget, des comptes et des journaux. Il semblerait que ces éminents citoyens viennent au Cercle pour jouir au milieu d’amis, de quelques moments de tranquillité et pour se débarrasser un instant du souci de leurs occupations.

Le Dr Dupraz souligne encore les grandes œuvres accomplies dans un climat de tension et d’agitation : la Banque cantonale, le Code civil, la Caisse hypothécaire, l’École d’agriculture d’Hauterive, toutes les lois qui ont continué à régir le Canton de Fribourg jusqu’à nos jours. La période de 1847 à 1850 conduit dans les locaux du Cercle des personnages importants. Les officiers des troupes fédérales y sont accueillis ; ceux d’Argovie font présent, par gratitude, de la statue du général Dufour.

Survient la chute du régime radical, qui n’a pas de répercussion profonde sur la composition du Cercle. L’amitié confédérale se témoigne par des présences réconfortantes, dont celle du conseiller fédéral Louis Ruchonnet.

Evoquant « l’époque héroïque », l’orateur ne s’y attarde que pour mentionner au passage ceux dont la fidélité assura la pérennité du Cercle, les Bielmann, Cuony, Guérig, Broye, Gendre, Marmier… Il cita Renan : « Ce qui fait que les hommes forment un peuple, c’est le souvenir des grandes choses qu’ils ont faites ensemble et la volonté d’en accomplir de nouvelles ». Au progrès, à la démocratie, à l’avenir, on leva les verres, et l’on chanta les hymnes au pays.

[1] L’Indépendant du 21 avril 1914

[2] L’Indépendant du 21 avril 1914